Ô Frère terroriste

11 mai 2015

Pour un 7 janvier 2015.

Ô Frère terroriste,

Je n’ai pas de frère pas plus que de sœur. Je suis unique. Entre zéro et deux. Tout comme toi je ne suis pas né à Paris le 7 janvier 2015 en fin de matinée. Ceci est une autre naissance. L’enfant né ce jour est métis de peur et de haine, de mots et de postures, d’attraits pour les morts et de refuges pour les vivants. Il n’est pas mon frère. Il n’est pas ma sœur. Je ne me reconnais pas en lui. Ne doit-on pas se reconnaître et dans un frère et dans une sœur ? N’y a-t-il pas le petit fil vibrionnant au coin des cœurs, l’éclat doux-amer dans les yeux de l’aîné reconnaissant la courbe de son nez dans celui du vagissant petit puiné, la bouche sèche de l’émotion de se découvrir au chaud sous un possessif : « mon »frère, « ma » sœur ? Je ne suis pas lui car dès sa première heure il ne fut plus lui-même. Certainement doté d’un prénom rêvé, qui lui fut peut être volé, on l’affubla sans délai de celui de « Charlie ». Son faire-part noir comme une encre de seiche se recouvrit d’une calligraphie blanche comme un doigt de mort qui proclamait « ad gentes » : « Je suis Charlie » !

Cent, mille, cent milles et plus jetèrent aux égouts leurs patronymes et sur les autels dressés à la hâte aux centres des écrans médiatiques, aux cœurs des téléphones mobiles, des places et des réseaux, cent, mille, cent milles se baptisèrent, immortels ruisselants du sang des nouveaux martyrs de leur liberté d’une certaine expression : « Je suis Charlie » ! Comme un acide désoxyribonucléique libertaire, le petit nouveau-né se répliqua en milliers, en millions jusqu’au-delà des mers. Ses fonds baptismaux furent des murs, des fenêtres, des cols de vestes, des frontons de bâtiments publics, des journaux, des graffitis sur des panneaux de sens interdit ou obligatoire mais aussi et surtout de sens unique. Alors que coulait un sang noir dans les imprimantes frénétiquement agitées par des palpitations que l’on voulaient salvatrices pour dupliquer les charlies, coulait encore sur le trottoir du boulevard Richard Lenoir le sang rouge profond d’Ahmed Merabet, policier, qui couché à terre avant de recevoir au calice de sa tête la balle dorée, dressait son bras en jetant « C’est bon Chef », ultime révérence de pitié ou pied de nez à la mort imminente.

Pourquoi cent, mille, cent milles et plus ne devinrent pas « des Ahmed » ?

Pas plus que moi tu n’es né ce 7 janvier puisque c’est toi qui a porté la mort. Qui l’a apportée et ici et là et plus loin encore. Et ce que tes bras trop frêles de trop de morts ne pouvaient porter, sur d’autres frères tu pouvais compter pour qu’à leur tour, avant ou après ou pendant, eux aussi portent un viatique empoisonné à ceux par vous désignés.

Mais il fut bien un jour où tu vis le jour, mon frère terroriste ? Du ventre chaud d’une mère tu as jailli dans la vie comme moi. Etait-elle belle, était-elle bonne mère ? Qu’importe, elle nous avait porté et donné au monde, toi comme moi. Qu’as-tu de différent de moi dans l’instant où tes paupières se rétractaient sous l’éclat du scialytique de la salle d’accouchement et que l’on emmitouflait ton petit corps fripé pour le protéger du froid ambiant ? Qu’as-tu de différent de moi dans cet instant qui fasse que par l’effet d’un pré-jugement d’une absolue certitude, lui ou lui ou elle par tes petits pieds t’aurait pris et t’aurait jeté au sol ou contre le mur afin qu’éclate en fleur rouge ta vie en devenir et que disparaisse l’engeance de terreur alors que moi dans la pièce voisine je recevrais ma première gorgée de lait tiède au goût du miel d’amour ?

N’as-tu pas eu comme moi un corps, une âme, un esprit doué de raison ? Bien sûr que oui. Ils te furent offerts, cadeau enrubanné d’un large et plat fil bleu ciel tenant un papier doré, doré comme l’avenir que l’on te souhaitait, que l’on me souhaitait.

Fis tu rapidement comme moi l’expérience des solitudes maladroitement comblées par les sollicitudes de ceux et celles à qui j’avais été confié ? La tendresse même vraie d’un mercenaire reste toujours empreinte de l’odeur de la reconnaissance et la rémunération qu’il attend. Et si oui, est-ce pour autant que l’on devient si petit le thuriféraire de la terreur portée à la jonction des os et des moelles ?
J’imagine que nous eûmes les mêmes jeux. Non je n’imagine pas : nous avons eu les mêmes jeux puisque frères !

Petit garçon n’as-tu pas poussé des cartons d’emballages comme autant de longs vaisseaux qui traversaient le ciel de leurs fulgurances et te transportaient pour des heures entières sous les andromèdes roses et les cassiopées bleues ou peut-être était-ce l’inverse ?

Etais tu le voleur ou le gendarme, la proie ou l’épervier ? Dans la cour de récréation quel était ton cri : l’offensif ou l’effrayé ? Ces cris tirés de ta gorge innocente pour pourchasser ou échapper aux petites mains potelées de nos camarades de jeux annonçaient ils déjà la rauque clameur dont tu recouvres tes pitoyables victoires : « Allahu akbar » ou celui de tes victimes, cris étouffés dans leurs sanglots ou cri muet à l’ultime seconde de leur sidération ?

Et à l’heure du goûter, mon petit frère, n’étais tu pas de ceux qui d’un air gourmand poussait dans la mie tendre d’un morceau de pain une barre de chocolat au lait ou était ce déjà les prémices de la froide gestuelle qui accompagnera le « clac » du chargeur garni que tu inséreras dans le magasin de ton pistolet-mitrailleur ?

Nous sommes nous perdus de vus entre l’enfance et l’heure du meurtre ? Non. Les conventions politiquement correctes, les droits unilatéraux de l’homme, le relativisme de tout et surtout de tout ce qui portait la marque de la transcendance m’ont interdit de te parler en vérité mon frère qui devenait terroriste. Un peu de lâcheté aussi, de ma part bien sûr.

Que t’ai je fais pour que tu deviennes ainsi ? Qui t’a blessé au point que ta raison ait été cicatrisée sous la plaie et que tu ne puisses plus disposer d’un quelconque discernement à raison de cet aveuglement par ta propre chair ? A quelle longueur de la voie de notre enfance se situe l’aiguillage qui nous fit nous vit bifurquer ?

Que t’ai-je fait ? Mille raisons logées entre le Tigre et l’Euphrate, Balbek, Kaboul ou Gaza, mille égoïsmes aux couleurs des bannières d’étoiles et de bandes, mille mots définitifs, mille drones aveugles de l’âge de leurs petites ou vieilles victimes, mille frappes « chirurgicales » et autant de « tempêtes du désert » et de « plomb fondu ». Au nom de quelques gouttes d’un or noir et pour permettre à quelques monstres mercantiles d’envoyer de tristes petits hommes en costumes gris imposer la reconstruction de ce que leurs mêmes maîtres avaient détruit hier. Au nom des haines qui sont les lits au drap douteux des destinées de politiciens. Au nom de la liberté d’une certaine expression on est venu, je suis venu, gratter ta peau jusqu’au sang, empli de l’orgueil de ma certitude d’être porteur des Lumières.
Tu n’existais pas dans les siècles précédents. C’est la fin du vingtième vieillissant qui de boue noire et de sable de sang modela tes fous de Dieu à force d’humiliation, de mépris et de parjures.

Fort convaincus de la valeur universelle de ses idéaux, ce siècle sans mémoire des tyrans noirs et rouges te fabriqua, certain qu’une laisse d’assistance alimentaire et de bons mots te maintiendrait ensommeillé ou prompt à servir d’allié à première demande en l’échange de deux bouts de pain trempés dans de l’huile d’olive et d’un peu de plaisirs serviles pour tes dirigeants. Au nom de qui et de quoi pouvait on exiger que sous l’humiliation des citronniers volés et des murs dressés aux pieds desquels de petites mains se crispaient dans l’attente de l’eau qui coulait derrière ou de soins qui se prodiguaient plus loin, pouvait-on exiger que tu restas mutique, digne et soumis sous notre seul bon plaisir ?

S’agissant de toi, nos chantres exportateurs de la révolution deux siècles avant ont définitivement égaré la partition de la légitimité, de la réciprocité. A d’autres, pas à toi. A d’autres.

Et à l’Occident rougeoyaient le feu des plaisirs égoïstes, des obscènes exhibitions des libertés frénétiques : plus, plus toujours plus ! Alors à Balbek, Kaboul et Gaza, Sannaa et Karthoum , les fous de Dieu s’ébrouèrent et puisant au fond de ton livre saint ses plus noirs versets, ils actualisaient des versets de mort pour te donner vie et vendre de l’espoir à des peuples amoindris.

Mais quelque soit l’offense, mon frère, rien, jamais rien ne légitimera l’affront ultime porté à la chair et au cœur des innocents !
Tu te dis « Combattant de Dieu ». Au soleil de Djamena ou de Khartoum ils te désignent aussi comme « Martyr de Dieu ».
Que sais-tu des combats mon frère ? De qui est tu le martyr synonyme sanglant du témoin ?

Combattre est ce déposer une bombe dans un sac et s’enfuir, égorger un homme aux mains liées, saigner au cou un humain ligoté comme un chevreau, appuyer frénétiquement sur la queue de détente d’un pistolet -mitrailleur pour jeter au sol d’une église quelques vieillards et enfants, maltraiter des otages assoiffés, abattre dans un bureau des journalistes sans autres armes que leurs crayons si obscènes fussent-ils, d’une balle faire le jour dans la tête d’un policier blessé à terre, c’est ce que tu nommes tes combats ?

Nous avons vécu en paix au Liban, dans le Rif, au bord de Bethléem et à Bagdad : qu’avons-nous fait pour rompre nos liens de respect mutuel ? T’en souviens-tu ? Est-ce moi qui n’ait plus su porter ma Foi en la chargeant de morales et d’anathèmes pour mieux protéger mon cercle intime ? Est-ce toi rivé au Livre comme un clou à une tôle fixe qui t’est rigidifié au point de plus pouvoir prendre une once de recul pour discerner ? Nous nous sommes perdus quelque part il n’y pas si longtemps.

Ne n’es-tu pas souvenu que toi comme moi partagions à égale part et adoptions même sans réserve le beau mot de « Miséricorde » ? J’y ajoute moi celui d’Espérance, petite sœur indisciplinée de la Charité et de la Foi. Ne professes tu pas la Foi, la Charité et la Miséricorde ? Veux-tu qu’à nouveau nous les partagions aussi comme nous avons partagé nos jouets, nos baisers, nos bourrades, nos colères, nos silences, nos secrets dans notre commune humanité ?

Dieu n’a pas besoin de combattants mais d’orants. Alors mon Frère, posons ensemble sur le dallage frais nos fronts enfiévrés et prions.
Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Vois-tu mon frère c’est moi le premier qui doit venir demander pardon à Dieu et ensuite seulement nourri de son miséricordieux pain d’amour je viendrai te porter mon pardon, si tu l’acceptes. Viens pose ton arme et repose-toi dans mes bras.

J’entends. Ils élèvent des murs et dressent des lois, Ils se campent dans des postures guerrières aux perrons médiatiques sous des propos définitifs, Ils scrutent les sondages avantageux qui succèdent à chaque mort d’un loup noir ; les charlies-timorés applaudissent les policiers qu’hier ils bannissaient au nom de la même liberté, bien chauds leurs petits doigts agiles pourront à nouveau courir sur les claviers de leurs tablettes numériques et disserter à vide dans les ruelles mercantiles des réseaux asociaux, rassurés que la dépouille du loup sera jetée en terre anonyme, gage de leur quiétude et de la reprise sans délais de leurs petites habitudes mortifères. Vae victis ! Mais va au-delà !

Connais-tu l’unique vertu qui singularise ma Foi ? Celle si difficile que trace le doigt de Dieu sur la poussière de mon existence ? La dévotion, la pénitence, la charité, l’humilité, le partage, le martyr, le respect de la Parole ne sont que des marques partagées parfois avec d’autres, non elle n’est pas là.

Non, la discrète trace : celle qui me dit d’être miel avec l’acide, d’être coton contre la pierre, d’être aimable face à l’injure, de vouloir du bien à celui qui me veut du mal, t’aimer mon ennemi comme mon ami mon frère.

Nul autre Dieu ne m’a demandé d’aimer. Nul autre Dieu n’a demandé d’aimer mon persécuteur. Aurons-nous le temps de nous épargner ? Aux armes ils veulent que d’autres armes répondent : exsangues de haines confites et de fiels projetés que serons-nous ensuite ? Aurons-nous le temps de nous épargner ? Ne veux-tu pas esquisser le pas si tu reconnais le mien ? J’espère. Je l’espère. Reconnais-tu le beau mot d’espérance ? Appelle t-il encore en toi quelque tressautement de l’âme pour ne pas faire un pas de plus vers le vide d’existence ?

Non ? Alors mon frère terroriste, si le destin nous réserve un ultime face à face, facétieux hasard au coin d’une rue, d’un couloir de grand magasin ou d’un aérogare, enfin un de ces endroits, terrain de chasse que tu privilégies pour porter ton désespoir, j’aimerai que juste avant la mort, dans nos regards croisés, sous ta cagoule et sans la mienne, tu devines, si j’en ai la force, un dernier regard complice car quoique tu fasses ...tu es mon frère en Dieu.

Un paroissien